Cartographier l’invisible : techniques et enjeux pour illustrer la diversité des terroirs viticoles

16/06/2025

Entrer dans les profondeurs du terroir : pourquoi la représentation visuelle importe

Le vin exprime la terre dont il est issu, mais celle-ci ne se donne à voir qu’à ceux capables de la lire. Les terroirs viticoles français, mosaïque complexe mêlant sols, climats, reliefs et influences humaines, se révèlent rarement à l’œil nu. Cette hétérogénéité pose un défi : comment la représenter pour la transmettre ? Comment donner à voir ce qui structure un grand cru, façonne l’identité d’un village ou distingue un coteau d’une plaine ? Cartographier, modéliser, visualiser le terroir, c’est rendre visible l’invisible, valoriser le travail du viticulteur et donner des clés de compréhension aux amateurs, chercheurs ou décideurs.

La France compte plus de 780 000 hectares de vignes et près de 400 dénominations d’origine (INAO, 2022). Derrière ces appellations, une infinité de scènes pédologiques, de variations topographiques, et de microclimats. Les cartes, outils SIG, modélisations 3D et autres visualisations deviennent alors essentiels pour appréhender la richesse des terroirs, guidant la sélection parcellaire, la dégustation éclairée ou la préservation des paysages viticoles.

La cartographie des terroirs : histoire, enjeux et limites

Premières tentatives et essor scientifique

La représentation visuelle des terroirs viticoles ne date pas d’hier. Dès le XIXe siècle, les premières cartes viticoles voient le jour — citons la carte de l’Atlas du vignoble de la Côte-d’Or de Pierre-Joseph-Marie Poitevin (1861) ou le plan cadastral des climats bourguignons. Elles distinguent des « climats » par l’observation des sols et de l’exposition. Mais leur portée reste descriptive.

L’essor scientifique vient au XX siècle avec la création de la notion moderne de terroir, articulant éléments physiques (sols, relief, climat) et humains. Les géographes (Roger Dion, Gérard Seguin) et pédologues (Jean-Jacques Pieron) s’emparent du sujet : la cartographie des composantes du terroir devient outil d’analyse. La géologie, l’hydrologie, la structure du sol, la pente ou l’exposition sont intégrés dans les cartes, qui se veulent désormais explicatives.

Enjeux actuels et difficultés

  • Complexité du terroir : Le terroir est multidimensionnel ; aucune carte ne saurait le figurer entièrement sans simplification.
  • Données hétérogènes : Les informations sur les sols (cartes pédologiques), le climat (isothermes, précipitations), ou l’hydrologie sont issues de bases distinctes, parfois à des échelles incompatibles.
  • Échelles : Le terroir est d’abord micro-local (parcelle, climat), mais la donnée spatiale est souvent régionale (1:50 000, 1:100 000).
  • Accessibilité : Transformer la complexité scientifique en visualisation lisible pour les professionnels mais aussi les amateurs reste un enjeu de taille.

Face à ces défis, les progrès du SIG (Systèmes d’Information Géographique) et de la cartographie interactive offrent de nouvelles perspectives.

Les composantes à représenter : décomposer le terroir pour mieux le cartographier

Sols : textures, structures, richesses et contraintes

  • Cartes pédologiques : La carte des sols (texture, structure, profondeur, réserve utile en eau, drainage) demeure centrale. En Bourgogne, 1 247 unités pédologiques distinctes ont été cartographiées sur moins de 30 000 ha (source : INRAE).
  • Visualisation usuelle : Les nuances de couleurs servent à différencier argiles, limons, sables, graviers, cailloux. Des « overlays » indiquent des contraintes : hydromorphie, sensibilité à l’érosion…

Topographie et exposition

  • Modèles numériques de terrain (MNT) : Les pentes, altitudes, orientations (aspect) sont extraites de MNT (résolution jusqu’à 5m disponibles en open data IGN), révélant la morphologie du vignoble (ex. la Côte d’Or, où certains climats célèbres sont exposés sud-est entre 240-350m alt.).
  • Représentation : Hypsométrie (couleurs selon altitude), ombrage pour le relief, flèches pour l’exposition, isarithmes (courbes de niveau).

Climat et microclimat

  • Données : Isothermes, isohyètes, cumuls annuels/estivaux de température, précipitations, indice de fraîcheur nocturne (utilisé en Champagne : source CIVC).
  • Cartes climatiques : Intégration de couches climatiques sur fonds pédologiques/topographiques. Les indices bioclimatiques de Huglin ou Winkler se prêtent bien à la représentation spatiale.

Hydrologie et substrat rocheux

  • Eaux superficielles et souterraines : Les parcours d’eau, nappes phréatiques, réseaux de drainage naturel sont modélisables grâce au croisement des couches pédologiques et géologiques.
  • Parent rock : Représentation des substrats : calcaires, granites, schistes, marnes, leur cartographie explique en partie la distribution des crus d’Alsace (sources : BRGM, Carte géologique de France).

Facteurs humains et parcellaires

  • Découpage cadastral : Appellations, lieux-dits, climats, clos, hérités de siècles d’usage. Plus de 1 247 climats différents rien qu’en Bourgogne (Patrimoine mondial UNESCO, 2015).
  • Ouvrages anthropiques : Murets, terrasses, chemins, qui modulent la circulation de l’eau et la morphologie des sols. Leur cartographie participe à la compréhension du terroir (Source).

Techniques modernes de visualisation : du SIG à la 3D immersive

SIG et superposition de couches

Le SIG permet de croiser des couches spatiales : sols, climat, pente, exposition, parcellaire. Il s’agit du cœur de la cartographie professionnelle du terroir depuis les années 2000.

  • Mélange cartographique : Superposer carte pédologique, MNT, climatogrammes.
  • Visualisation dynamique : Outils comme QGIS ou ArcGIS offrent une manipulation fine des couches (activables, désactivables), facilitant la pédagogie et la précision de l’analyse.
  • Formats ouverts : Les cartes SIG sont partageables au format GeoPackage ou shapefile, favorisant la mutualisation (ex : INAO, INRAE).

Un exemple remarquable : le « Système Information Sol » de l’INRAE, porté dès 2001 sur la Bourgogne, permet d’explorer en ligne la distribution et la nature de plus de 100 types de sol (source : Gissol).

Cartographies interactives et webmapping

  • Applications web : De Bordeaux (avec Vitis Terra) à la Champagne (Atlas interactif du CIVC), des plates-formes désormais accessibles au grand public permettent de zoomer sur les parcelles, visualiser les couches de sol ou d’exposition.
  • Outils : Leaflet, Mapbox, GeoServer pour générer des fonds cartographiques dynamiques. La Bordeaux Wine Map Interactive (2021) a reçu plus de 500 000 visites dès sa première année (source : CIVB).
  • Requêtes spatiales : Possibilité de filtrer « les sols argilo-calcaires en pente supérieure à 7 % exposés sud » ou les parcelles sur gravières profondes proches de la Garonne.

Modèles 3D et immersion

  • Modélisation 3D : Les outils comme BlenderGIS, ArcScene, ou Google Earth Studio permettent la modélisation du relief du vignoble et la simulation de l’ensoleillement à toute date de l’année (ex. analyse du « couloir de lumière » en Hermitage).
  • Photogrammétrie : À l’aide de drones, photographier et modéliser en 3D micro-reliefs et réseaux de fossés, essentiels sur les vignobles de pentes ou en terrasses (exemple : Côte-Rôtie).
  • Immersion : Les représentations immersives (VR/AR) servent à la fois la formation des œnologues ou la sensibilisation du public dans certains musées consacrés au vin (Cité du Vin de Bordeaux).

Une modélisation 3D du vignoble champenois (Université de Reims, 2017) a permis de simuler l’impact de la modification de pentes après remembrement, avec des usages déterminants pour la reconception du parcellaire.

Cas d’études et exemples remarquables en France

Région Représentation cartographique Particularité
Bourgogne Cartographie pédologique à l’échelle des climats, SIG Gissol Plus de 1 200 micro-unités de sol cartographiées (INRAE ; UNESCO)
Bordeaux Atlas web Vitis Terra, couches géologique/sols/topographie Cartes croisées sol, profondeur de grave, distance à la Garonne
Champagne Atlas Interactif du CIVC, cartographie microclimatique Indice de fraîcheur nocturne, capacité de drainage cartographiés
Alsace Atlas géologique du BRGM, visualisation des substrats 13 types de sols principaux pour 51 Grands Crus (source : CIVA)
Vallée du Rhône Modèles 3D relief, cartographies d’exposition Simulation de l’incidence de lumière sur chaque coteau

Impacts et nouveaux usages : transmission et décisions

Valorisation, pédagogie, préservation

  • Transmission : Les cartographies rendent lisible ce que le terrain cache à l’intuition : pourquoi la vigne de la Romanée-Conti est-elle si particulière ? Pourquoi certains crus du Médoc reposent-ils sur des sols de graves profondes et non pas d’argile ?
  • Education : Utilisées dans l’enseignement agricole et universitaire, elles favorisent l’appropriation du concept de terroir par les étudiants ou jeunes vignerons, en rendant palpable la notion de « lecture du sol ».
  • Vie professionnelle : Les visualisations guident le choix de l’encépagement, l’ajustement des dates de vendanges, l’orientation des plantations (« precision viticulture »).
  • Préservation : Enfin, elles alertent sur les risques (érosion, urbanisation) et servent de base à la protection ou à la restauration des paysages viticoles (cf. Inventaire du Patrimoine naturel, 2022).

Prolongements : vers des terroirs « augmentés » ?

Aujourd’hui, la représentation visuelle de la diversité des terroirs viticoles s’affine par l’apport couplé de la science des sols, de la cartographie numérique et des outils d’analyse spatiale. Cette convergence offre le pouvoir de lire les terroirs non plus seulement par la dégustation ou la tradition orale, mais aussi par l’œil moderne de la donnée structurée.

À l’horizon : la fusion toujours plus poussée des données microclimatiques (acquises par capteurs IoT dans les vignes), la télédétection hyperspectrale (détection fine des variations intra-parcellaires), ou l’intelligence artificielle pour croiser encore plus intelligemment géologie, sols, histoire et rendements. Une cartographie vivante, au service d’une viticulture de précision, respectueuse de la diversité et de la singularité des terroirs – la meilleure promesse, sans doute, de préserver la richesse viticole française à l’âge du changement global.

En savoir plus à ce sujet :