Alsace : Plongée dans la mosaïque des sols et terroirs viticoles à la lumière de la cartographie géologique

21/09/2025

Introduction : L’Alsace, une terre viticole façonnée par la géologie

Le vignoble alsacien évoque immédiatement la silhouette acérée des Vosges, la finesse aromatique des vins blancs et une succession de villages accrochés à la faille du Rhin. Mais sous la carte postale affleure une réalité plus subtile : celle d’une complexité géologique remarquable, qui modèle en profondeur le profil des terroirs, la vivacité des ceps et, in fine, la typicité des vins. En Alsace bien plus qu’ailleurs, lire la carte géologique, c’est comprendre la symphonie discrète qui orchestre la diversité des grands crus.

L’analyse pédologique et cartographique jette ici la lumière sur une réalité plurielle : du granite au grès, du calcaire au schiste, chaque sol imprime sa signature dans le verre. Loin de l’uniformité, la vigne alsacienne se nourrit de l’histoire tumultueuse de la terre. Décryptage structuré de ce patrimoine sous vos pieds.

Une diversité géologique unique : L’arc-en-ciel des vignobles alsaciens

Un couloir sédimentaire bordé de reliefs anciens

Le vignoble d’Alsace s’étend sur environ 120 km le long de la faille du Rhin, entre les Vosges à l’ouest et la plaine rhénane à l’est. Cette situation résultant de phénomènes de rifting (effondrement du fossé rhénan au Tertiaire) expose une série de terrains géologiques anciens, érodés puis redressés par la poussée des Alpes, et recouverts, selon les zones, par des dépôts plus récents.

À l’ouest, les puissants contreforts vosgiens affleurent : granites, gneiss, schistes. À mesure qu’on redescend vers la plaine, ces roches se couvrent de sols calcaires et marneux, portent parfois du grès ou rencontrent du loess sur les piémonts. Cette disposition en « échiquier » de bandes géologiques explique à elle seule la rare concentration de terroirs différents sur une aussi faible surface : à peine 15 600 hectares de vignes mais une mosaïque unique en France (source : BRGM, Atlas des terroirs viticoles d’Alsace, INAO).

Six familles de sols, une infinité de terroirs

  • Granite et gneiss : Essentiellement présents sur les contreforts vosgiens, ils donnent ceps racinant profondément, maturité rapide, acidité marquée. Les Rieslings issus de ces terroirs (ex : Schœnenbourg, Schlossberg) présentent une grande finesse et une expression minérale notable.
  • Schistes et quartzites : Plus rares (secteurs de Villé, Steige), caractérisés par des sols pauvres, caillouteux, favorisant la concentration et la puissance.
  • Sandstein (Grès) vosgien : Localisé dans le nord (Wissembourg, Obernai, Ottrott), donne des sols acides, filtrants ; les vins y acquièrent une délicatesse florale.
  • Argilo-marneux et marnes calcaires : Du secteur de Colmar au Sud, ces sols sont profonds, riches en éléments fins et en cations. Ils favorisent des maturités lentes, des vins charnus, une aptitude à très bon vieillissement — cas emblématique avec plusieurs Grands Crus (Hengst, Goldert…).
  • Calcaires et dolomies : Très éclatés, ils apportent Droiture et tension, mettent en évidence le cépage Riesling, qui bénéficie alors d’une acidité portée, d’une structure linéaire, et d’une grande salinité en bouche (source : Sigales, BRGM).
  • Alluvions, limons, loess : Vers la plaine, sur les terrasses fluviales, ces sols jeunes, riches, sont moins propices à la grandeur viticole, souvent réservés aux rendements plus élevés.

À l’échelle de la cartographie cadastrale, ce nuancier se fragmente en plusieurs centaines de lieux-dits — autant de combinaisons géologiques, topographiques et microclimatiques, désormais partiellement cartographiés de façon fine depuis la refonte géo-pédologique du vin alsacien dans les années 1990-2000 (source : INAO, BRGM, travaux de Jean-Paul Schmitt).

Lecture des terroirs : ce que la géologie imprime dans le vin

Influence directe du substrat : nutrition, rétention d’eau et expression aromatique

  • Granite : Sols légers, filtrants, à faible réserve hydrique. Ils obligent la vigne à développer un enracinement profond. La résultante est un stress hydrique qui favorise la concentration des arômes, la finesse de la minéralité - bien illustré par les Rieslings du Schlossberg.
  • Calcaire : Excellente structure, bonne capacité à stocker puis restituer l’eau, développement d’acidité, profil tendu (la tension saline du Grand Cru Eichberg, composante notée par Cl. Gelly, géologue).
  • Marnes : Retiennent l’eau et les éléments minéraux, confèrent corps, volume, soutenance aromatique (notamment pour le Gewurztraminer sur marne).
  • Grès : Souvent pauvres, mais génèrent des vins aériens, précis, élégants.

Les parcelles du Grand Cru Brand à Turckheim offrent l’illustration spectaculaire de cette relation entre substrat et expression du vin : granit sur les sommets, puis passage progressif vers des sables granitiques et des inclusions de gneiss en contrebas. À chaque microzone correspond une personnalité de vin distincte, observable même à l’échelle de quelques rangs.

Rôle structurant du relief : expositions et microclimats

La topographie alsacienne, alternance de coteaux abrupts et de failles, module l’exposition au soleil, la précipitation et le risque de brumes, trois facteurs majeurs de maturation de la vendange.

  • Orientation : La majorité des vignes s’orientent entre sud et sud-est, tirant profit d’un ensoleillement maximal, compensant la fraîcheur vosgienne.
  • Effet du massif vosgien : Véritable barrière aux vents d’ouest, il confère à l’Alsace son statut de vignoble le plus sec de France (550 mm de précipitation annuelle à Colmar contre 900 mm à Bordeaux — source : Météo France). Ce climat favorise la concentration du sucre, la fraîcheur d’automne, l’élaboration des vendanges tardives.
  • Effet des cônes de déjection : À Bennwihr ou Turckheim par exemple, la vigne investit d’anciens cônes de déjection érosifs, générant une hétérogénéité même sur des petites distances.

La cartographie géologique : outil d’intelligibilité des terroirs alsaciens

La carte, révélateur de la structure et des crus

Dès le XVIIIe siècle, la diversité des vignobles alsaciens était pressentie, mais c’est l’avènement de la cartographie géologique moderne (BRGM, travaux INAO 1975-2000) qui en a fourni la lecture la plus précise. Ces cartes font aujourd’hui figure de socle pour la définition des 51 Grands Crus et pour les débats sur la reconnaissance de climats et de lieux-dits.

Ce travail cartographique s’appuie sur des relevés pédologiques :

  • Analyse en microparticules et composition des horizons pédologiques (teneur en argiles – cailloutis – matières organiques) pour chaque zone recensée.
  • Cartographie à l’échelle fine (1:5 000 à 1:20 000) permettant de suivre la variabilité intra-parcellaire et d'isoler les sous-unités à terroir homogène (source : Atlas géologique d’Alsace, BRGM, 2006).
  • Synthèse croisée : croisement des données géologiques, topographiques, et historiques (ancienneté des usages cadastraux, existence de murets, de terrasses, etc.) pour affiner la connaissance endogène des “cadastres viticoles” traditionnels.

Exemples concrets d’impact : Grands Crus et cartographie

  • Grand Cru Rangen (Thann) : Unique terroir alsacien d’origine volcanique (tufs et cendres du Carbonifère), pentes extrêmes (jusqu’à 45 %), sols sombres et pierreux, exposition sud. Ce microcosme donne des vins puissants, presque fumés. La cartographie locale, jusque dans les seconds crus, prouve à quel point le substrat modifie l’expression du Pinot Gris et du Riesling.
  • Grand Cru Kaefferkopf : Ici, mosaïque de grès, granite et calcaire sur quelques dizaines d’hectares, induisant des styles multiples pour un même cru classé. Les cartes pédologiques ont servi de base à la (longue) délimitation officielle de ses contours (source : INAO).
  • Grand Cru Altenberg de Bergheim : Caractérisé par ses marnes du Keuper recouvertes par des calcaires coquilliers, offre les plus grands terroirs à vendanges tardives ; on y retrouve jusqu’à 9 horizons de sols différents cartographiés sur un même versant.

Approches croisées : Interdisciplinarité et enjeux contemporains

  • Viticulture adaptative : Mieux connaître la nature des sous-sols permet d’ajuster la conduite de la vigne (choix des porte-greffes, implantation des cépages, gestion de l’enherbement…). Dans le contexte du changement climatique, la cartographie hydro-pédologique devient déterminante pour anticiper la sécheresse (source : Chambres d’Agriculture du Grand Est, 2022).
  • Protection et valorisation du patrimoine : La cartographie des micro-terroirs encourage la sauvegarde d’îlots de biodiversité rare (orchidées sauvages dans certaines parcelles marneuses, flore pionnière des talus granitiques, etc.).
  • Émergence de nouveaux climats : Avec une précision géo-pédologique accrue, des “micro-terroirs” autrefois ignorés regagnent de la visibilité. Certains vignerons revendiquent ces lieux-dits sur leurs étiquettes — pratique autrefois marginale.

L’Alsace, laboratoire vivant de la cartographie des terroirs

Observer le vignoble d’Alsace à la loupe des sols et de la cartographie géologique, c’est embrasser la richesse d’un territoire dont la singularité se niche dans les détails : alternance en quelques mètres, parfois, entre granite et argile, entre calcaire et marne, qui modifie sensiblement le goût du vin. C’est aussi mesurer le potentiel offert par la science contemporaine pour révéler, préserver et faire dialoguer patrimoine et avenir viticoles.

Les spécificités géologiques de l’Alsace, mises en lumière par la cartographie, placent ce vignoble au premier plan dans la compréhension fine des terroirs, et servent de modèle à l’émergence d’une viticulture fondée sur la connaissance profonde des sols, loin des seules classifications administratives.

Cette alliance vivante entre le savoir du géologue, du vigneron, et du pédologue continue de façonner la notoriété des vins alsaciens — véritables enfants d’une terre lue à livre ouvert par ceux qui savent regarder sous la surface.

Sources :

  • BRGM – Atlas géologique d’Alsace (édition 2006)
  • INAO – Cartographie des Grands Crus d’Alsace (consultation 2020)
  • Jean-Paul Schmitt, Terroirs d’Alsace (FAQ, 2018)
  • Institut Français de la Vigne et du Vin (IFV), dossiers techniques Alsace
  • Météo France, Bulletin annuel Colmar

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