Voir l’Alsace en relief : Cartographie des terroirs et compréhension des grands crus

12/10/2025

Décrypter la hiérarchie viticole alsacienne : au-delà du clocher, la structure du sol

L’Alsace, parfois réduite à sa mosaïque de villages pittoresques et sa succession de géraniums aux rebords de fenêtres, recèle sous ses vignes une diversité invisible qui façonne son vin. Plus de 50 grands crus se partagent le piémont des Vosges, affichant sur chaque bouteille une promesse d’expression unique du terroir. Mais qu’est-ce qui distingue le Grand Cru Eichberg de celui de Rangen ? Pourquoi la mosaïque hiérarchique alsacienne, élaborée depuis l’instauration de l’AOC “Grand Cru” en 1975, semble-t-elle si complexe ? La réponse se trouve d’abord sous nos pieds — et se révèle à la lueur de la cartographie.

Cartographier le terroir : un outil scientifique au service de la classification

La cartographie viticole, et en particulier l’analyse SIG (Système d’Information Géographique), met en dialogue l’ensemble des facteurs naturels qui constituent un terroir : structure géologique, pedologie, exposition, altitude et drainage. La hiérarchisation des crus alsaciens ne relève pas de l’arbitraire mais de l’observation minutieuse de ces paramètres, étudiés depuis deux siècles par géologues et agronomes locaux.

  • Géologie très contrastée : Sur 120 km de long et à peine 2 km de large, le vignoble alsacien recouvre 13 familles de sols, du granit du Schlossberg au grès rose du Kirchberg de Barr, jusqu’aux schistes du Rangen de Thann (source : INAO, Bureau interprofessionnel des Vins d’Alsace).
  • Microclimats et expositions : La cartographie des pentes révèle des températures, des flux d’air et des périodes d’ensoleillement hétérogènes, essentiels pour la maturation optimale du raisin.
  • Drainage et hydromorphie : Certains crus, plus capables de réguler des épisodes hydriques extrêmes, donnent naissance à des profils de vins stables même lors de millésimes difficiles.

Hiérarchiser par la carte : l’exemple alsacien

En Alsace, la dénomination Grand Cru se distribue sur 1 700 ha, soit moins de 5% de la superficie totale des vignes régionales (environ 15 500 ha selon l’INAO, 2022). Ce choix n’est pas qu’historique. Chaque parcelle classée l’est selon une analyse fine du terroir menée dans les années 1970 et réévaluée au fil des millésimes. Le décret de classement, très rare ailleurs en France, impose :

  • Un profil pédologique bien défini (profondeur de sol, cailloutis, oxygénation…)
  • Une orientation garantissant une maturité homogène du raisin
  • Une altitude excluant aussi bien les fonds de vallée que les crêtes imposant au raisin des stress excessifs
  • Des limites naturelles lisibles sur le terrain et sur la carte

La carte permet ainsi de visuellement délimiter la typicité attendue d’un grand cru.

L’exemple du Grand Cru Rangen de Thann : la singularité d’un sol volcanique

Le Grand Cru Rangen, le plus méridional d’Alsace, est perché sur des pentes vertigineuses (jusqu’à 55%) : celles-ci, visibles sur tout bon SIG topographique, défient la mécanisation et imposent une culture à la main. Toutefois, ce n’est pas le seul facteur : Rangen est unique par la nature de son substrat — dépôts pyroclastiques gris du Dévonien (roches volcaniques)—, que l’on retrouve sur moins de 1% du vignoble alsacien.

  • Ce sol, chargé en minéraux (fer, magnésium), confère aux vins une minéralité, une nervosité et une puissance inimitable, vérifiée à la dégustation sur plusieurs décennies.
  • La cartographie des températures montre une zone exceptionnellement chaude, favorisant la maturité des cépages tardifs comme le Riesling et le Gewurztraminer.

Sans la carte géologique et un relevé d’exposition précis, cette corrélation entre nature du sol et expression aromatique resterait floue.

Les outils cartographiques au service des distinctions de crus

Les outils contemporains permettent d’aller plus loin que les plans cadastraux et les observations de surface. La cartographie SIG croisée à la pédologie s’impose aujourd’hui dans la compréhension du vignoble alsacien.

  • Modèles Numériques de Terrain (MNT) : Ils permettent de simuler l’écoulement de l’eau, d’anticiper les risques d’érosion, ou de comprendre pourquoi certaines parcelles résistent mieux à la sécheresse.
  • Cartes microclimatiques : Issues de données météo ultra-locales, elles expliquent pourquoi le Riesling du Grand Cru Brand atteint une acidité presque vibrante, là où son cousin du Grand Cru Zotzenberg affiche plus de largeur aromatique.
  • Analyse des profils pédologiques : Grâce aux carottages et relevés, il est possible de dessiner des “coupes” du sol, révélant la succession d’horizons organiques, d’argiles ou de galets, facteurs déterminants dans la nutrition et la vigueur de la vigne.

Ces cartes sont désormais souvent publiées par les syndicats de cru ou l’association des grands crus d’Alsace (l’Association des Grands Crus d’Alsace). On peut citer les travaux de Jean-Pierre Vidal, Bernard Humbrecht et Claude Bourguignon sur la cartographie fine du vignoble.

Hiérarchie qualitative et perception sensorielle : la cartographie comme révélateur

Ce que la géographie lit, l’œnologue le retrouve au verre. Les grands crus les plus réputés, tel que le Schlossberg (premier classé grand cru en 1975), partagent plusieurs points communs cartographiables :

  • Roche dominante acide (granit) : Favorise des vins vifs et droits, à la minéralité marquée.
  • Pente supérieure à 30%: Limite la productivité, concentre la matière dans les baies, évite l’hydromorphie.
  • Exposition sud/sud-est exclusive : Garante de maturité et de protection contre les vents froids d’ouest.
  • Drainage prononcé: Protège contre la pourriture et magnifie la finesse des arômes.

Les cartes géologiques, topographiques et climatiques offrent donc la possibilité de prédire le potentiel d’une parcelle, mais aussi d’évaluer la constance qualitative nécessaire pour envisager un classement “Grand Cru”.

Au croisement de la carte, du sol et de la tradition : vers une richesse renouvelée

La cartographie savante des terroirs, loin de se réduire à une démarche bureaucratique, invite à une lecture dynamique de la vigne alsacienne. Si la hiérarchisation des grands crus est solidement ancrée dans l’histoire, sa justification est avant tout l’expression conjointe du sol, du climat et du relief. Ce dialogue cartographique et organoleptique permet de :

  1. Mieux comprendre la cohérence des classements : Les chevauchements historiques s’expliquent à la lumière des relevés pédologiques ou des profils de pentes.
  2. Anticiper l’avenir : Face au réchauffement, certaines zones auparavant “marginales” pourraient gagner en importance, et la carte deviendra alors outil de prospective.
  3. Favoriser la précision des cahiers des charges : Les nouvelles demandes de classification ou d’extension s’appuient sur des données objectives, limitant l’arbitraire au profit d’indicateurs scientifiques.

Pour qui aime (ou étudie) le vin d’Alsace, parcourir ces cartes n’est pas qu’un exercice intellectuel : c’est toucher du doigt, ligne après ligne, la dimension profonde des paysages, et saisir pourquoi certains versants, à quelques mètres près, donnent naissance à des crus d’exception. La cartographie devient alors, au sens propre, le dessin du goût : elle éclaire, structure et, finalement, donne sens à ce qui fait l’identité des grands crus alsaciens.

Pour aller plus loin : lectures et ressources cartographiques

  • INAO – Cartographie officielle des grands crus d’Alsace, consultable sur le site inao.gouv.fr
  • Association des Grands Crus d’Alsace – Cartes interactives sur vinsalsace.com
  • “Géologie et vins d’Alsace”, par Pierre Fluck, éditions La Nuée Bleue
  • SIGALES : dossiers cartographiques sur la variabilité des sols et la segmentation des climats locaux du vignoble alsacien

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