Décrypter la dualité géologique : Saint-Émilion et Pomerol sous le prisme du sol

26/05/2025

Des voisins aux caractères minéraux contrastés

Au coeur de la rive droite du Bordelais s’étendent deux appellations mythiques, intimement liées par la géographie, mais séparées par la nature du sol et du sous-sol : Saint-Émilion et Pomerol. À l’œil nu, seule la route ou la ligne d’un fossé séparent ces deux vignobles, pourtant, sous la surface, l’univers pédologique évolue radicalement. Les formes, la composition et la dynamique des sols composent ici le récit d’une dualité géologique quasi didactique en matière de terroir viticole.

Ce contraste singulier offre un terrain d’étude privilégié pour comprendre comment la géologie façonne le vin, bien au-delà des perceptions gustatives immédiates. L’analyse croisée de la cartographie géologique, des études pédologiques (BRGM, Terroirs et Vins de France, SIG Atlas Vinicole) et des essais agronomiques locaux permet ainsi de révéler la singularité invisible de chacun de ces deux grands terroirs.

Saint-Émilion : un amphithéâtre de calcaire, d'argile et de diversité

Un paysage de plateaux, de croupes et de combes

Saint-Émilion présente une grande diversité topographique sur 5 400 ha d’un tapis vallonné. L’appellation s’organise en véritables amphithéâtres naturels où s’alternent plateaux, pentes, combes, terrasses et replats, entre 3 et 100 mètres d’altitude. Cette complexité morphologique se traduit par une mosaïque géologique sans équivalent dans le Bordelais.

La triple identité du sol

  • Le plateau calcaire : Cœur de l'appellation et de la cité médiévale, ce plateau composé de calcaire à astéries (oligocène, -34 à -23 millions d’années) s’étend à l’ouest et au nord de la commune. Très drainant, il confère profondeur, tension et longévité aux vins. Les racines plongent souvent à plus de 6 mètres pour extraire minéraux et eau depuis les fissures de la roche (source : BRGM, Cartes géologiques du Libournais).
  • Les côtes argilo-calcaires : En périphérie du plateau, les pentes plus ou moins abruptes — parfois jusqu'à 12 % — s'habillent d'argiles rouges et bleues mêlées à des fragments calcaires. Ici, la réserve hydrique est plus importante et la vigueur de la vigne davantage tempérée.
  • Les graves et sables de vallée : Dans les combes et la plaine alluviale longeant la Dordogne, on trouve des sols composés de graves anciennes, d’argiles limoneuses et, à l’est, de sables éoliens (source : Atlas hydrogéologique SIGALES). Ces terres, moins nobles dans l’imaginaire local, donnent des vins fruités et charmeurs, parfois plus immédiats.

Le calcaire, un acteur central

Le plateau de Saint-Émilion se distingue par son substrat calcaire affleurant ou subaffleurant, issu de l'accumulation d'organismes marins fossilisés. Son pouvoir tampon s’exprime à la fois sur l’acidité du vin, sa minéralité, mais aussi sur la structure des tanins. Le calcaire favorise une alimentation hydrique régulière, sans excès, même lors d’étés secs, tout en incitant la vigne à puiser profondément ses ressources. On estime que près de 40% de la surface viticole de Saint-Émilion repose directement ou indirectement sur des calcaires durs (source : INRAE, Terroirs du bordelais).

C’est ici qu’émergent les plus célèbres crus classés — Cheval Blanc, Ausone, Angélus, Pavie — souvent situés à la croisée de plusieurs terroirs, là où la complexité des sols nourrit l’identité du vin.

Pomerol : le règne de l’argile, du fer et des graves

Un patchwork discret sur à peine 800 hectares

Pomerol, le plus secret des grands vignobles bordelais, ne couvre que 800 ha environ. Sa topographie est étonnamment plate — l’altitude flirte ici avec les 35-38 mètres, sans reliefs marqués. Mais là encore, la richesse réside dans l’invisible : la nature des sols.

L’originalité de Pomerol : argiles bleues et crasse de fer

  • La fameuse “argile bleue” : À l’est de la commune, on rencontre une argile unique, gris-bleutée, très plastique et hydromorphe, parfois épaisse de plus d’un mètre. Elle forme la matrice pédologique du plateau central, notamment sous Château Pétrus. Cette argile absorbe et retient l’eau, libérant lentement ses réserves : un atout sur des millésimes chauds et secs. Elle limite l’enracinement superficiel, conduisant les vignes — majoritairement du merlot — à puiser en profondeur. (Source : Pierre Laville, “Le terroir de Pomerol”)
  • La crasse de fer (“alios” ou “machefer”) : Spécificité locale, une couche de concrétion ferrique (entre 40 et 80 cm de profondeur), semi-perméable, colore certains secteurs (sud et centre-est). Cet horizon, riche en oxyde de fer, joue sur la structure du sol, favorise le drainage et influencerait également certains traits sensoriels des vins, bien que cette corrélation reste débattue (Terroirs & Vins de France, collectif Sigales).
  • Les graves anciennes et modernes : À l’ouest et au nord, le paysage se fait plus gravelo-sableux, rappelant par endroits la rive gauche. Ces sols, riches en quartz et galets, sont plus chauds et précoces, donnant des vins plus souples et accessibles jeunes, fruits des domaines comme Château Nenin ou Gazin.

Un socle sans calcaire : une rupture géologique nette

Le trait le plus distinctif de Pomerol reste la quasi-absence de calcaire à l’affleurement, contrairement à son voisin immédiat. Le substrat est ici composé d’argiles tertiaires, recouvertes de nappes sableuses et graveleuses issues de la Dordogne. Cette absence de calcaire explique la dominance des saveurs de fruits noirs, la texture sphérique, la volupté des tanins, contrastant nettement avec la tension minérale de Saint-Émilion.

Carte à l’appui : visualiser la frontière invisible

Les cartes géologiques mettent en relief une ligne de contact très nette entre plateau calcaire, à Saint-Émilion, et terrains tertiaires argilo-sableux, à Pomerol. Quelques faits marquants illustrent cette frontière :

  • À moins de 500 mètres de distance, entre la butte calcaire de Saint-Émilion et la plaine argileuse de Pomerol, un changement de sol radical s’opère.
  • Château Cheval Blanc, l’unique “premier grand cru classé A” situé à la lisière Pomerol-Saint-Émilion, possède 40 parcelles sur 39 ha, réparties sur trois grands types de sols : 43% graves, 40% argiles, 17% sables. Cet assemblage unique explique sa singularité hybride. (Source : État des sols de Cheval Blanc, INRAE)
  • La cartographie du BRGM (Carte géologique de Libourne 1/50 000) révèle que le calcaire cesse brutalement, remplacé immédiatement par des sables et argiles gonflantes dès les premiers arpents de Pomerol.

Conséquences agronomiques et impact sur le vin

  • Effets hydriques : Le plateau calcaire de Saint-Émilion agit comme une “éponge” régulatrice, alors que les argiles de Pomerol fixent l’eau mais la relâchent plus lentement, offrant une résistance accrue à la sécheresse.
  • Maturité et vigueur : Les graves et sables pomerolais chauffent plus tôt, précipitant la maturité des raisins, tandis que les argiles ralentissent le cycle et protègent lors des fortes chaleurs. Saint-Émilion, notamment sur calcaire, impose un enracinement vertical et une vigueur modérée.
  • Cépages dominants : Sur les deux appellations, le merlot prévaut (70-85%), mais on note davantage de cabernet franc et cabernet sauvignon sur les sols graveleux ou calcaires. Sur les argiles bleues profondes de Pomerol, le merlot peut dépasser 90% de l’assemblage.

La lecture sensorielle s’enrichit alors de cette géologie cachée. Saint-Émilion — dans ses expressions calcaires — offre structure, fraîcheur, verticalité et éclat minéral. Pomerol s’épanouit sur la rondeur, la soie en bouche, la densité fruitée.

Une tension géologique, fondatrice de deux icônes

Si la frontière entre Saint-Émilion et Pomerol semble floue à la surface, elle s’avère une véritable césure souterraine, profonde et fondatrice. La complexité calcaire-argileuse de Saint-Émilion, qui favorise la tension et la longévité, s’oppose au cocon argilo-ferreux de Pomerol, creuset d’opulence et d’onctuosité.

Cette dualité ne se résume pas à une opposition mais à un dialogue, que chaque millésime, chaque parcelle, chaque vin révèle à sa manière unique. Elle rappelle qu’au-delà du cépage ou du climat, c’est la terre, l’invisible sous nos pieds, qui continue d’écrire la grande histoire du vin.

Pour aller plus loin :

  • BRGM, Géologie du Libournais
  • INRAE, Terroirs Viticoles de Bordeaux
  • Terroirs & Vins de France
  • Pierre Laville, “Le terroir de Pomerol”
  • Hervé Quénol et Jérémy Couasné, « Climat, topographie et terroirs à Saint-Émilion »

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