Cartographier la vigne : l’influence décisive des sols bordelais sur les pratiques viticoles

08/06/2025

L’architecture des sols bordelais : quatre grandes familles au service du vin

Les sols bordelais se distinguent par une alternance de formations géologiques, témoins d’une histoire sédimentaire complexe et localement remaniée par la Garonne et la Dordogne. On distingue quatre types majeurs :

  • Les graves (Médoc, Graves) : alluvions de cailloux et galets, drainantes, pauvres en matières organiques, mais riches en minéraux siliceux.
  • Les argiles (Saint-Émilion, Pomerol) : sols lourds, compacts, riches en éléments nutritifs, retenant bien l’eau mais difficiles à travailler.
  • Les sables (Entre-deux-Mers, vallée de la Dordogne) : sols légers, filtrants, pauvres, souvent mêlés d’argiles ou de graviers.
  • Les calcaires (Plateaux de Saint-Émilion, côtes de Bourg) : sols issus de débris marins, assez riches, au pH élevé, influençant profondément le port de la vigne.

La carte pédologique du Bordelais (BRGM) révèle une distribution en « taches de léopard », où quelques mètres séparent deux terroirs radicalement différents, justifiant une adaptation fine des pratiques agricoles.

Choix des cépages : le sol, boussole du vigneron

Chaque sol impose ses contraintes hydriques, thermiques et nutritionnelles, qui déterminent la palette des cépages bordelais :

  • Sur les graves : la capacité de drainage, la réverbération thermique et la pauvreté minérale favorisent le Cabernet Sauvignon, cépage tardif exigeant et peu sensible à l’humidité. Le réchauffement rapide du sol en début de saison assure une maturité lente et complète des baies, essentielle pour obtenir la structure tannique recherchée des vins du Médoc (cf. « Atlas des vignobles de France », B. Ginon, 2020).
  • Sur les argiles : ces sols lourds et frais, qui retiennent l’eau et la chaleur, conviennent idéalement au Merlot. Ce cépage exige une évolution rapide du fruit et un cycle phénologique plus court ; une aubaine sur la rive droite où le climat est souvent plus continental et le stress hydrique plus rare.
  • Sables et calcaires : dans ces terroirs à richesse variable, les assemblages deviennent plus complexes. Le Cabernet Franc s’exprime particulièrement bien sur sol calcaire (ex : Saint-Émilion), gagnant en finesse et en aromatique. Les sables, quant à eux, produisent des vins plus souples, aux tannins plus légers : ils sont souvent le siège d’assemblages où le Merlot domine.

La répartition cépage/sol, confirmée par de nombreux travaux scientifiques (Vitisphère), conditionne toute la chaîne agronomique : densité de plantation, modes de taille et, plus en amont, stratégie de gestion de la fertilité.

L’irrigation naturelle : comment le sol module la gestion de l’eau

Bordeaux se distingue par une pluviométrie annuelle moyenne de 800 mm (Météo France), mais la distribution saisonnière incite à une attention constante à la gestion de l’eau. Là encore, le sol dicte ses lois :

  • Les graves: leur drainage limite le risque de stagnation – et donc de maladies cryptogamiques (oïdium, mildiou) – mais expose la plante au stress hydrique en été. Face à la sécheresse croissante, les viticulteurs adaptent la hauteur du palissage ou l’enherbement pour modérer l’évapotranspiration et protéger les jeunes plants (le Laboratoire d’Œnologie de Bordeaux relève une augmentation de l’enherbement spontanée de 30 % entre 2000 et 2020 dans le Médoc).
  • Les argiles: souvent gorgées d’eau au printemps et en hiver, mais retenant l’humidité, les argiles offrent un réservoir précieux durant l’été. On observe cependant un tassement plus fort, nécessitant des itinéraires techniques spécifiques : travail du sol limité, introduction de sous-solage, drainage parfois, pour éviter l’asphyxie racinaire.
  • Sables et calcaires: les sables, filtrants, impliquent un enracinement profond pour accéder à la recharge hydrique. Sur calcaire, la réserve utile peut être importante, mais soumise à de forts contrastes saisonniers : la maîtrise du stress hydrique impose souvent un enherbement partiel pour réguler l’accès rapide aux nutriments (voir étude INRA 2015 sur la « Gestion hydrique des vignobles du Bordelais »).

Travail du sol et choix de l’enherbement : ajuster ses pratiques à la texture et à la structure

Le type de sol conditionne l’intensité et la profondeur du travail mécanique du sol – labour, griffage, buttage –, ainsi que les stratégies de couverture végétale destinées à limiter l’érosion ou la concurrence.

  • Graves : Les sols caillouteux permettent un labour saisonnier léger. Leur compacité limite les risques de tassement, autorisant le passage d’outils au printemps et à l’automne. L’enherbement partiel est fréquent pour limiter l’érosion, améliorer la vie microbienne et freiner la vigueur afin de limiter la production végétative (Source : « Le vignoble du Médoc sous l’angle environnemental », Chambre d’Agriculture de Gironde, 2021).
  • Argiles : Sols sensibles au compactage, difficiles à travailler en période humide (bottes d’argile collantes !). On limite le labour profond, on privilégie le « non-labour » et l’usage d’interceps mécaniques. L’alternance rang travaillé/rang enherbé régule l’excès d’eau et encourage le développement de macrofaune du sol (vers de terre, champignons mycorhiziens, cf. travaux D. Tessier, INRA Bordeaux).
  • Sables : Les passages mécaniques sont facilités, mais le sol se compacte vite par manque d’argile liant. L’enherbement continu est parfois choisi, protégeant la terre du ruissellement mais consommant l’eau lors des sécheresses – un arbitrage fin entre limitation de l’érosion et gestion du stress hydrique.
  • Calcaires : Essentiellement sur les plateaux, où le sous-sol affleure. Les risques de chlorose ferrique obligent à surveiller la vigueur, à sélectionner des porte-greffes adaptés, et à maintenir une couverture végétale temporaire pour stabiliser la structure superficielle.

Fertilisation et nutrition minérale : adapter l’apport aux besoins réels du sol

L’équilibre nutritionnel de la vigne dépend étroitement de la réserve pédologique, de la cation-exchange capacity (CEC) et de la matière organique disponible :

  • Sols de graves : pauvres en nutriments (azote, potassium, magnésium), faiblement tamponnés, ils requièrent des apports réguliers d’amendements organiques – composts, fumiers –, pour stabiliser la croissance de la vigne et améliorer la tenue foliaire.
  • Sols argileux : naturellement plus riches, leur réserve laborieuse exige des diagnostics foliaires précis. L’apport doit être localisé, sous peine de sur-alimentation favorisant le feuillage au détriment du fruit.
  • Sables : appauvris rapidement par lessivage (perte estimée de 5 à 10 kg/ha d’azote minéral par an, selon l’IFV), ils appellent des apports fractionnés et un suivi fréquent du statut nutritionnel.
  • Calcaires : Disponibilité du fer et du manganèse souvent limitée, apparition de carences (chloroses) nécessitant des apports foliaires ou l’ajout de matière organique pour acidifier superficiellement le sol.

Impact pédoclimatique et adaptation à l’évolution du climat

L'évolution climatique récente (hausse des températures moyennes annuelles de +1,2 °C à Bordeaux depuis 1950, source : Météo France) accentue le rôle du sol comme facteur tampon ou amplificateur. On observe :

  • Sur graves : un stress hydrique accentué, d’où la recherche de clones plus résistants et l’expérimentation de nouveaux porte-greffes (ex : 110R) plus profonds et économes en eau.
  • Sur argiles : un risque accru de lessivage d’hiver et d’asphyxie printanière, conduisant certains domaines à modifier la structure de la conduite de la vigne (passage à la taille courte, limitation du palissage pour réduire la charge foliaire).
  • Sables et calcaires : de nombreux viticulteurs laissent une bande végétale intacte en inter-rang, pour mobiliser la fraîcheur et freiner l’échauffement du sol.

La cartographie des différences pédoclimatiques devient ainsi un outil stratégique pour anticiper les effets d’années extrêmes et guider les choix techniques.

Diversité et innovation : une viticulture de précision en réponse à la cartographie des sols

Le tissu bordelais, longtemps marqué par une relative homogénéité des pratiques, évolue vers une viticulture « de précision » s’appuyant sur :

  1. La cartographie fine des parcelles (SIG, imagerie satellite, analyses électromagnétiques de sous-sol).
  2. L’ajustement intra-parcellaire des pratiques (segmentation des vendanges selon la texture du sol, modulation des apports d’eau et d’engrais, choix différenciés des porte-greffes et des densités).
  3. L’intégration croissante des enjeux de biodiversité (IFV) : haies, talus, inter-rangs fleuris, qui trouvent sur chaque type de sol des modalités d’implantation spécifiques.

Il s’agit moins de copier que de dialoguer avec le sol, pour mieux révéler les potentialités uniques de chaque profil pédologique. Les grands châteaux du Médoc, les propriétés familiales de l’Entre-deux-Mers et les exploitations innovantes du Libournais investissent désormais dans des études de sols avant tout replanting, preuve que la lecture géographique devient fondamentale dans l’avenir du vignoble.

Le sol, racine d’une identité viticole multiple

En Bordeaux, chaque pratique – du choix variétal à la conduite de la vigne, du travail du sol à l’irrigation naturelle – est une réponse vivante à la complexité des sols. La granularité du terroir n’est plus une abstraction, mais une carte à grande échelle où chaque parcelle appelle sa propre lecture pédologique et culturelle. Pour explorer cette science du détail, l’enjeu n’est pas seulement d’obtenir le meilleur fruit, mais de conserver l’héritage géologique et de transmettre, millésime après millésime, la singularité de chaque sol à la bouteille.

Sources :

  • BRGM – Carte pédologique du Bordelais
  • IFV – Institut Français de la Vigne et du Vin
  • CIVB – Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux
  • D. Tessier, INRA Bordeaux – Études sur les pratiques culturales alternatives
  • Laboratoire d’Œnologie de Bordeaux
  • Météo France
  • Atlas des vignobles de France, B. Ginon, 2020

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