Regards souterrains : sous-sols, cépages et la mosaïque bordelaise

30/05/2025

Ce que le sol dicte à la vigne : le sous-sol bordelais en héritage

Partout à Bordeaux, les vignes s’étirent sur des paysages qui changent bien plus que de simples contours. Ici, rien n’est le fruit du hasard : ni la robe pourpre d’un merlot, ni la fraîcheur acidulée d’un sauvignon blanc. Si le climat façonne l’ambiance, c’est la diversité des sous-sols qui, à l’abri des regards, orchestre la grande partition de l’encépagement bordelais. Approcher le sol, dans la complexité géologique de la région, c’est explorer le plus vieux cahier des charges du vignoble.

Un patchwork géologique singulier : la matrice des vins de Bordeaux

Bordeaux n’est pas une terre homogène. S’étendant sur plus de 112 000 hectares, le vignoble repose sur des strates terrestres dont la diversité surpasse celle de nombreux autres vignobles mondiaux (CIVB). Trois grandes familles de sous-sols dominent : les graves, les argilo-calcaires et les sables/argiles, chacune orientant, presque silencieusement, le choix des cépages.

  • Les Graves : Galets, graviers, silex, charriés par la Garonne. Ces sols drainants, riches en quartz, offrent un réchauffement rapide, condition idéale pour cabernet sauvignon.
  • Les terres argilo-calcaires : Un socle crayeux, souvent en côteaux, présent sur la rive droite (Saint-Émilion, Castillon), qui retient l’eau et libère progressivement ses ressources, propice au merlot.
  • Les sols sablo-argileux : Affleurant près de la Dordogne et sur l’Entre-deux-Mers, zones hydromorphes convenant principalement aux cépages blancs comme le sauvignon blanc et le sémillon.

Histoires croisées entre racines et pierre : comment le sous-sol sculpte l’encépagement

Les Graves et l’épanouissement du cabernet sauvignon

Sur la rive gauche, le cabernet sauvignon règne en maître, notamment dans le Médoc et les Graves. Cette prédominance trouve son explication dans la structure des alluvions graveleuses – vestiges de l’ère quaternaire – dont la perméabilité permet un développement racinaire profond pour s’abreuver et éviter l’asphyxie sur les hivers humides. Dureté du sol oblige, seules les vignes vigoureuses prospèrent, garantissant la concentration aromatique du fruit. Qui plus est, la chaleur stockée par les cailloux est restituée pendant la nuit, accélérant la maturation du cabernet, cépage naturellement tardif (Vignevin, Dossier Médoc).

Fait marquant : dans le Haut-Médoc, la proportion de cabernet sauvignon dépasse souvent 60% des assemblages, grâce à ce contexte pédologique exceptionnel.

Merlot et sols argilo-calcaires : l’équilibre de la retenue

À Saint-Émilion et Pomerol, le merlot atteint son apogée. Pourquoi ? Ces cépages prospèrent sur des argilo-calcaires capables de retenir l’eau lors des épisodes de sécheresse estivale, tout en se montrant exigeants face à l’excès d’humidité (Office de Tourisme Saint-Émilion). À mesure que les argiles en surface font tampon hydrique, la craie en profondeur assure un drainage naturel.

  • Pomerol : Des argiles bleues et graveleuses, matrice du célèbre plateau où le merlot trouve sa texture veloutée et ses tannins souples.
  • Saint-Émilion : Mosaïque d’argiles, calcaires à astéries et sables, d’où la diversité des profils sensoriels selon la parcelle (Terre de Vins).

Dans le Libournais, l’encépagement bascule : plus de 70% de merlot dans les assemblages, contre moins de 15% de cabernets sauvignons en moyenne (Vitisphere).

Cépages blancs : l’eau, la lumière et la patience des graves et argiles

Dans l’Entre-deux-Mers, l’influence du sous-sol reste déterminante. Sables, molasses et argiles filtrantes s’allient à la variabilité du relief pour favoriser sémillon, sauvignon blanc et muscadelle. Ces cépages, sensibles à l’excès d’humidité, évitent ainsi les problèmes de pourriture, tout en profitant des lenteurs de maturation permises par les reliefs doux (Bordeaux.com sur les vins blancs).

Quand la carte parle : géographie de l’encépagement bordelais

Décortiquer la carte des sous-sols bordelais revient à anticiper, quasi mathématiquement, le spectre des encépagements. À partir des données de l’IGPB (Institut Géographique du Paysage Bordelais), il est possible de visualiser une corrélation frappante entre la mosaïque souterraine et la répartition dominante des cépages :

  • Médoc et Graves : Prééminence du cabernet sauvignon, migrations ponctuelles de cabernet franc sur certaines veines argilo-calcaires.
  • Libournais : Domination du merlot, avec cabernet franc dans les zones à faibles proportions d’argiles.
  • Entre-deux-Mers/Blayais/Bourgeais : Cépages blancs dans les zones plus humides, merlot majoritaire sur terrasses argilo-calcaires.

Des outils comme le GéoSIG de Bordeaux Métropole permettent désormais de croiser les données d’encépagement à l’échelle de la parcelle avec la granulométrie des sols, facilitant la compréhension des subtilités de cette harmonie invisible.

Un équilibre dynamique : mutations, enjeux climatiques et sélections variétales

Face au changement climatique, la question de la diversité des sous-sols bordelais prend une dimension nouvelle. Les épisodes de sécheresse, la compaction des sols et l’érosion posent un défi croissant à l’adéquation historique entre cépages et pédologie. La tendance récente à revaloriser le petit verdot dans le Médoc, ou à introduire des cépages complémentaires dans l’Entre-deux-Mers (ex. albariño, marselan, touriga nacional testés en micro-parcelles) illustre cette plasticité que la connaissance géologique permet de piloter (Vitisphere – Cépages du futur à Bordeaux).

  • Profils hydriques : L’intérêt croissant pour les vieilles vignes aux racines profondes, capables d’explorer plusieurs horizons géologiques, un gage de résilience.
  • Sélections massales : La redéfinition de certains encépagements pour mieux coller à la réalité émergente des terroirs et non aux seuls usages historiques.

Cette circularité entre sol et viticulture, rappelée par de nombreux projets scientifiques comme INRAE – Changement climatique et vignoble bordelais, fait de chaque parcelle un laboratoire de la vigne du futur.

Perspectives souterraines : relire Bordeaux à la lumière du sous-sol

L’encépagement de Bordeaux, loin d’être le simple fruit d’une tradition ou d’une monoculture, est l’expression sophistiquée du dialogue entre sol, cépage et climat. Suivre la carte des sous-sols, c’est suivre la trame invisible du goût, du style et de la résilience du vignoble. À mesure que s’approfondit la connaissance des sols, s’ouvre le champ d’un encépagement repensé – à la fois fidèle à l’héritage géologique et capable de relever les défis de demain.

Les prochaines décennies montreront si la diversité souterraine conservera son rôle de guide, ou si elle deviendra le tremplin d’une nouvelle créativité vigneronne, armée des outils de la science et de la mémoire du terrain.

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