Lire l’Alsace dans le grès : Comment les sols gréseux modèlent les vins du vignoble

10/10/2025

Terroirs d’Alsace : une mosaïque complexe

Depuis la couronne des Vosges jusqu’aux reliefs soyeux de la plaine du Rhin, l’Alsace viticole se distingue par une extraordinaire diversité géologique. Cette région, longue de 170 km pour à peine quelques kilomètres de large, superpose sur son étroit ruban des sols issus des grandes ruptures de l’histoire géologique européenne. Sur ce patchwork de calcaire, marne, granite et schiste, apparaissent en majesté les reliefs orangés des affleurements gréseux, entre Wissembourg et Thann. Si les profanes associent volontiers les vins d’Alsace à la minéralité calcaire ou la puissance granitique, les sols gréseux n’en ont pas moins influencé certains des crus les plus remarquables.

Comprendre le grès vosgien : genèse et spécificités pédologiques

Le grès vosgien, prédominant en Alsace, est le fruit d’un lointain passé. Il s’agit principalement de grès triasiques, formés il y a environ 250 millions d’années, issus des dépôts de sédiments argilo-sableux compactés et cémentés par la silice. Ces roches, souvent teintées de rose ou d’ocre, constituent aujourd’hui des buttes ou des éperons, au relief marqué. Le grès explose en fragments de taille variable, produisant ainsi un sol essentiellement composé de sable grossier, faiblement argileux.

Sur le plan pédologique :

  • Texture légère : Prépondérance de sables, perméabilité élevée.
  • Pouvoir drainant : Les précipitations s’infiltrent rapidement, restreignant la rétention hydrique.
  • Richesse minérale spécifique : Apport limité en éléments fertilisants, forte proportion de silice, très faible teneur en calcaire.
  • Acidité naturelle du sol : pH généralement acide à neutre (pH 5-6,5), favorisant certains cépages.

Comparativement aux terroirs marneux (plus argileux, lourds) ou calcaires (plus basiques et riches en calcium), les sols gréseux se singularisent par leur « pauvreté » : c’est leur faible fertilité qui favorise l’expression la plus précise du terroir et impose des contraintes remarquables à la vigne.

Cartographie des sols gréseux alsaciens

Les principales zones de grès se retrouvent :

  • Largement sur la bordure orientale des Vosges : Barr, Reichsfeld, Dambach-la-Ville, Ottrott, Wangen, Andlau.
  • Sous forme de cailloutis gréseux ou de collines érodées entre Ribeauvillé et Guebwiller.
  • Dans certains grands crus emblématiques, tels que :
    • Kirchberg de Barr (sol sablo-gréseux)
    • Frankstein (sol gréseux à texture grossière)
    • Wiebelsberg (sol gréseux purifié, acide)
    • Winzenberg et Steinert

Selon les estimations de l’INAO, sur les 15 500 hectares viticoles alsaciens, près de 20 % des vignes reposent sur un substrat gréseux ou à dominante gréseuse (source : Atlas des terroirs alsaciens, sous la direction de Jean-Paul Schmitt, 2017).

Influence du grès sur la vigne : contraintes et stimulants

Le sol gréseux impose à la vigne une double exigence : gérer la pauvreté en nutriments, et composer avec la faible rétention en eau. Ces contraintes conduisent à plusieurs phénomènes agronomiques déterminants pour le style des vins :

  • Stress hydrique modéré à accentué en été, car la vigne doit puiser en profondeur pour s’alimenter.
  • Racines très profondes et vivaces : les ceps sur grès « cherchent » l’eau, favorisant la longévité et la résistance des souches.
  • Baisse des rendements (entre 25 % et 40 % inférieurs à la moyenne des Hauts de Ribeauvillé selon l’IFV), mais une qualité accrue des raisins.
  • Sensibilité moindre aux maladies du sol (ex : mildiou, phytophtora), liée à l’aération et au drainage.
  • Cycle végétatif accéléré : les sols réchauffent plus vite au printemps.

Ces particularités se répercutent directement dans le profil organoleptique des vins issus de ces terroirs.

Expressivité du terroir : le style inimitable des vins issus de grès

Des vins ciselés par la tension et la finesse

  • Caractère aérien et droit : Les sols sablo-gréseux donnent des vins tendus, à la texture cristalline et à la finale longue.
  • Fraîcheur minérale : Expression d’une acidité souvent un peu plus marquée, avec des notes de pierre mouillée ou de silex.
  • Expression aromatique élégante : Les arômes se situent davantage sur les agrumes (citron, pamplemousse), fleurs blanches, épices douces, fruits à chair blanche.
  • Bouche légère, salivante : Éloignée de la corpulence marneuse ou de la densité calcaire, la bouche offre tension, droiture, et une relative discrétion du sucre résiduel.
  • Développement sur la garde : Les vins de grès révèlent après plusieurs années des notes de poivre blanc, d’eucalyptus, et parfois des touches fumées très fines.

Une caractéristique soulignée par les vignerons (voir : Comité Interprofessionnel des Vins d’Alsace) : le terroir gréseux « prend le pas » sur le cépage, alignant Riesling, Pinot Gris ou Gewurztraminer sur une même trame de fraîcheur et de subtilité.

Localisation des grands crus sur grès : des signatures uniques

On retrouve clairement l’empreinte du sol dans la typicité gustative de quelques crus stars de la région :

  • Grand Cru Wiebelsberg (Andlau) : Riesling d’une pureté minérale, trame élancée, zestes d’agrumes, finale saline.
  • Grand Cru Frankstein (Dambach-la-Ville) : Vins ciselés, nez sur la fleur d’acacia, grande finesse, remarquable longévité.
  • Kirchberg de Barr : Souvent décrit comme le plus « aérien » des vins de Barr, avec une minéralité exacerbée.
  • Winzenberg : Pinot Gris sur grès, à la texture veloutée et la finale très droite.

Certains sommeliers notent que les Rieslings issus de sols gréseux dépassent rarement les 13 % d’alcool, même lors des années chaudes, en raison de la précocité du stress hydrique. Cela les rend précieux à l’heure du changement climatique.

Données comparées : mesurent-on l’impact du grès ?

On dispose depuis quelques années de données analytiques permettant de comparer les vins issus de différents sols alsaciens. D’après les recherches menées par l’INRAE Colmar (2019), on observe :

  • Acidité totale supérieure sur grès (7,1 à 8 g/L H₂SO₄) que sur marne ou calcaire (6,4 à 7 g/L).
  • pH plus bas : Autour de 3,04 à 3,18 pour les Rieslings de grès, contre 3,20 à 3,35 sur calcaire.
  • Moindre teneur en potassium et calcium : Les vins présentent donc moins de douceur ou de rondeur, au profit de l’élan acide.
  • Concentration aromatique élevée, notamment en terpénoïdes et aldéhydes responsables des nuances florales et épicées.

Ces éléments confortent la vieille observation paysanne (voir : Jules Guyot, Études des vignobles de France, 1868) : « le grès donne droiture, sans lourdeur. »

Culture humaine et choix viticoles : que cherche-t-on sur le grès ?

Les vignerons travaillant ces terroirs adaptent leur conduite : la vigueur naturelle de la vigne étant moindre, la gestion du couvert végétal, le choix des porte-greffes peu vigoureux (ex : SO4 sur grès), la maîtrise de l’enherbement deviennent cruciaux. Certains privilégient l’agriculture biologique et la biodynamie, car l’assèchement du sol diminue les risques de maladies cryptogamiques.

Le grès oblige aussi à la parcimonie : faible fertilité, donc moindres apports d’amendements. Les vignerons sont souvent plus sensibles à chaque geste, chaque décision impactant l’équilibre fragile entre stress et maturité optimale.

  • Vendanges souvent précoces du fait d’une maturité rapide.
  • Sélections massales ou clones adaptés à la faiblesse du sol.
  • Rendements plafonnés autour de 40 hl/ha, contre 50-60 hl/ha sur les vins de plaine.

Vers une revalorisation des terroirs gréseux ?

Longtemps relégués derrière le prestige des crus calcaires, les « grès d’Alsace » connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt. La quête de fraîcheur, la valorisation d’expressions plus tendues, l’adéquation avec des cépages tels que le Riesling, le Pinot Blanc ou même le Sylvaner, replacent ces terroirs au centre des regards.

Des climatologues comme Jean-Michel Météreau (Observatoire Régional du Climat Alsace, 2023) soulignent également un atout : le grès, du fait de ses propriétés drainantes, peut aider la vigne à mieux résister aux événements climatiques extrêmes, en évitant la rétention d’eau néfaste lors de pluies trop abondantes. Cette « résilience naturelle » ajoute de la valeur à la typicité des vins qui en proviennent.

Dans une Alsace qui doit perpétuellement re-composer avec la force du relief et les caprices du temps, les sols gréseux sont plus que jamais une clé pour comprendre, anticiper — et savourer — la profonde diversité de ses vins.

Pour aller plus loin

En savoir plus à ce sujet :