Terres secrètes : Les sols marno-calcaires au cœur des grands crus d’Alsace

04/10/2025

Les grandes mosaïques du terroir alsacien

En Alsace, le paysage viticole se distingue par une diversité géologique exceptionnelle. Sur à peine 15 600 hectares s’étale une dizaine de types de sols majeurs, allant du granit aux schistes, en passant par le grès, le loess, l’argile et la marne. Parmi cette mosaïque, les sols marno-calcaires occupent une place singulière, formant le socle d’une grande partie des 51 grands crus alsaciens. Leur répartition géographique, leur complexité minéralogique et surtout leur influence sur le profil organoleptique des vins les rendent particulièrement fascinants pour qui cherche à comprendre ce que la terre transmet au vin.

La notion de « marno-calcaire » recouvre un continuum de sols composés à la fois d’argiles et de calcaires, parfois enrichis en éléments marneux (mélange d’argile et de calcaire), dont la proportion varie en fonction de la stratigraphie locale et de l’histoire géologique des Vosges et de la Plaine d’Alsace. Cette complexité se retrouve à la fois dans la composition chimique, la capacité de rétention hydrique, la porosité et la structure – autant de facteurs qui influencent la croissance de la vigne et, in fine, l’expression des cépages et des crus.

Qu’est-ce qu’un sol marno-calcaire ? Décryptage pédologique

Le sol marno-calcaire est le produit d’une longue histoire géologique et d’interactions dynamiques entre argile et calcaire. On le retrouve fréquemment sur les collines sous-vosgiennes, souvent en position intermédiaire ou sur les replats, là où les sédiments marins ont été déposés puis remaniés par l’érosion et l’activité tectonique.

  • La marne : mélange variable d’argile (30 à 70 %) et de carbonate de calcium, généralement gris bleuté ou brun, très fertile, à forte capacité de rétention d’eau. Elle confère au sol une fraîcheur propice en périodes sèches.
  • Le calcaire : riche en carbonate de calcium (> 70 %), généralement blanc, pulvérulent ou compact, réactif à l’acide. Il favorise le drainage, la porosité et l’aération des racines.

À l’état pur, aucun des deux n’est optimal pour la vigne : l’argile en excès asphyxie les racines, tandis que le calcaire, s’il n’est pas suffisamment amendé, limite la disponibilité de certains nutriments (en particulier le fer, facteur de “chlorose” de la vigne). Mais la combinaison des deux, dans des proportions équilibrées, crée des sols à la fois structurants, hydrauliquement stables et particulièrement aptes à la viticulture d’excellence.

Type de sol Propriétés principales Effets sur la vigne
Marnes pures Rétention d’eau élevée, sol frais Vigueur, potentiel de stress hydrique réduit, maturité lente
Calcaires purs Drainage rapide, activité microbienne élevée Vigueur contrôlée, risque de stress hydrique en été
Marno-calcaires Equilibre entre rétention d’eau et drainage, structure meuble Équilibre végétatif, expression aromatique pure, minéralité

La typicité des grandes appellations marno-calcaires alsaciennes repose donc sur cet équilibre subtil – que les pédologues (source : BRGM, 2013) identifient comme un des plus complexes à maîtriser en viticulture.

Cartographie des sols marno-calcaires dans les grands crus alsaciens

Sur les 51 grands crus d’Alsace, près de la moitié reposent sur des substrats à dominante marno-calcaire ou marno-gypseux. Ces terroirs jalonnent essentiellement la “couronne” des collines sous-vosgiennes, de Thann (Rangen, sur volcanique mais avec intrusions marneuses) à Marlenheim (Steinklotz).

Quelques crus emblématiques illustrant cette dominance :

  • Schlossberg (Kientzheim / Kayserberg) : sols marno-calcaires en partie basse de coteaux, transition vers granite en altitude.
  • Hengst (Wintzenheim) : substrat de marnes oligocènes, enrichi en cailloutis calcaires. Grande capacité de rétention hydrique, pH élevé (7,5 à 8).
  • Zinnkoepflé (Soultzmatt-Gueberschwihr) : matrice marno-calcaire rougeâtre, forte présence de gypse dans la fraction fine, perméabilité modérée.
  • Brand (Turckheim) : contact entre granite (haut) et marno-calcaire (bas), avec une transition marquée dans la structure des vins selon le coteau.

L’analyse cartographique (source : Carte géologique du BRGM, INRAE 2022) montre des variations notables selon l’épaisseur du sol (topsoil), la compacité, la circulation de l’eau et la richesse en fossiles marins, témoins d’une mer téthysienne active il y a 35 à 55 millions d’années. Sur les cartes pédologiques, ces sols sont souvent associés à une dominante “B” (marns argileuses), ou “E” (éboulis calcaires), toujours sur pente modérée (< 30 %).

Effet du sol marno-calcaire sur la vigne : physiologie et maturité

Les marno-calcaires offrent une singularité : ils régulent la croissance de la vigne tout en favorisant l’approfondissement des systèmes racinaires. Plusieurs paramètres sont déterminants :

  • Réserve utile en eau : la capacité du sol à retenir l’eau (80 à 110 mm dans certains secteurs d’Hengst ou Steingrubler [source : Chambre d'Agriculture 2021]) limite le stress hydrique et permet une maturité lente et progressive, particulièrement bénéfique au Gewurztraminer ou au Pinot Gris.
  • pH élevé (7,5–8,5) : favorise une bonne disponibilité des éléments majeurs (Ca, Mg), tout en limitant la vigueur. Ce pH élevé contribue à la stabilité des acidités et à l’expression de la minéralité dans les vins.
  • Structure meuble mais filtrante : facilite la pénétration des racines, encourageant une alimentation plus régulière en minéraux, même en été.

Cette conjonction de facteurs se traduit par :

  • Une maturité phénolique complète, avec conservation d’une trame acide notable – véritable signature des grands vins de marno-calcaire.
  • Une expression aromatique intense mais jamais exubérante, centrée sur les fruits à noyau, les épices douces, la pierre à fusil, voire le silex ou les notes d’herbes sèches selon les crus.
  • Un potentiel de garde supérieur à la moyenne régionale, permettant aux Riesling, Pinot Gris et Gewurztraminer issus de ces terroirs de développer une remarquable complexité au vieillissement (source : INAO, 2022).

Étude des vins : signature sensorielle des marno-calcaires

La recherche œnologique et sensorielle conforte les observations de terrain. À l’aveugle, les vins issus de marno-calcaires présentent des constantes organoleptiques spécifiques (D. Oberlin, Revue des Œnologues, 2020) :

  1. Bouche large mais structurée : le milieu de bouche est ample, sans lourdeur, soutenu par une fraîcheur vibrante.
  2. Concentration aromatique : des arômes intenses de fruits mûrs, d’épices douces, parfois de fleurs séchées.
  3. Minéralité saline : nette sensation marine ou pierreuse en finale, héritage possible des ions calcium et magnésium du sol.
  4. Texture crayeuse : la finale est souvent “poussiéreuse” ou crayeuse, signal typique des calcaires à forte activité microbienne.

Cette convergence de notes ne tient ni du hasard, ni de l’anecdote. L’analyse isotopique a révélé que certains minéraux présents dans les vins (strontium, calcium, magnésium) portaient la signature directe de leur substrat d’origine (source : Université de Strasbourg, 2019).

Marno-calcaires et viticulture durable : enjeux et perspectives

La gestion des sols marno-calcaires suppose une approche rigoureuse, d’autant que le climat alsacien connaît depuis 20 ans des épisodes de sécheresse et de chaleur accrue (source : Météo France, rapport climat 2023).

  • Leur capacité de régulation hydrique limite l’impact des stress climatiques, mais nécessite un travail du sol précis pour éviter la compaction et l’érosion (particulièrement sur les parcelles pentues des grands crus).
  • La couverture végétale d’inter-rang (cover crop), associée à des enherbements contrôlés, favorise la structuration du sol et le maintien de la biodiversité microbienne, cruciale sur ces schémas pédologiques dynamiques.
  • Le suivi de la fertilité calcimagnésienne est indispensable pour prévenir la chlorose et optimiser la nutrition minérale de la vigne.

L’étude récente menée sur le grand cru Altenberg de Bergheim a montré qu’après conversion en bio et réduction du travail du sol, la teneur en humus et la richesse microbienne avaient progressé de 14 à 18 % en moins de huit ans – impact direct sur la stabilité de la structure et la profondeur des vins obtenus (source : INRAE, 2022).

Perspective : du sol à la bouteille, une identité qui s’affine

Les sols marno-calcaires alsaciens s’imposent comme la colonne vertébrale d’un grand nombre de crus d’exception, porteurs d’une identité unique qui oscille entre la structure, la minéralité et l’équilibre aromatique. À l’interface de la géologie, de la climatologie et du geste vigneron, ils constituent une ressource d’une complexité fascinante, dont la lecture fine permet de mieux appréhender pourquoi les grands crus issus de ces terroirs traversent le temps et livrent, de millésime en millésime, une part profonde du paysage et de l’histoire alsacienne. Un patrimoine vivant, à la rencontre de la pierre et du vin, indissociable de la richesse des paysages et des pratiques respectueuses de nos sols.

Sources :

  • BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières), Carte géologique interactive, 2013
  • Revue des Œnologues, D. Oberlin, “La signature des sols calcaires en Alsace” 2020
  • INAO, Dossier Grands Crus Alsace, 2022
  • INRAE, “Sol, vigne et vin en Alsace”, 2022
  • Université de Strasbourg, Rapport sur les marqueurs isotopiques des sols viticoles, 2019
  • Chambre d’Agriculture d’Alsace, Fiches terroirs, 2021
  • Météo France, Rapport climat Alsace, 2023

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