Lire la terre : Voyage au cœur d’une prospection pédologique et géologique du vignoble

01/07/2025

Préambule : Pourquoi prospecter les sols et substrats viticoles ?

Dans un pays où le mot terroir n’a pas d’équivalent à l’international et s’inscrit jusque dans nos AOC, la connaissance fine de la terre qui porte les vignes n’est pas seulement un luxe d’experts : c’est un levier essentiel pour comprendre, choisir, adapter, classer, innover, préserver. Si le goût du vin est l’expression la plus immédiate du terroir, la lecture patiente du sol offre des clés de lecture d’une incroyable richesse sur la diversité, le potentiel, la résilience et la singularité d’un vignoble.

La prospection pédologique et géologique répond, dans un contexte viticole, à plusieurs finalités concrètes :

  • Choix précis de l’implantation parcellaire (sélection de zones propices à tel ou tel cépage ou porte-greffe)
  • Diagnostic de problématiques agronomiques : drainage, réserves en eau, compaction, toxicités, carences
  • Identification et hiérarchisation des unités de terroir à l’échelle de la propriété ou de l’appellation
  • Accompagnement lors de la replantation massive, changement de conduite, reconversion en agriculture biologique
  • Valorisation patrimoniale et reconnaissance administrative du terroir (classements, Dossiers INAO, etc.)
Prospecter c’est donc lire la terre, mais aussi nourrir la prise de décision vigneronne, œnologique et réglementaire.

Étape 1 : L’amont – Documentation, lecture de cartes et délimitation des unités géo-pédologiques

Toute prospection rigoureuse commence avant de fouler la parcelle. Il s’agit en amont de collecter un corpus d’informations, et de croiser différentes échelles d’analyse :

  • Cartographie des sols : Cartes pédologiques de l’INRAE, profils du portail InfoTerre du BRGM (BRGM InfoTerre), études régionales, résultats d’analyses précédentes sont passés en revue.
  • Cartes géologiques : Feuilles 1:50 000 du BRGM, Atlas géologiques locaux, et visualisation SIG pour croiser formations superficielles, substrats meubles ou rocheux, failles, pendages, altérations.
  • Photographies aériennes : Les orthophotos IGN, les vues « hiver » pour discerner l’escarpement et la structure des paysages, mais aussi les mosaïques multi-temporaires SIG pour étudier l’évolution des usages.
  • Modèles numériques de terrain : Les MNT LIDAR Haute Résolution (IGN) sont précieux pour analyser micro-reliefs, ruptures de pente, micro-drainages, potentiels d’accumulation ou d’érosion à l’échelle infra-parcellaire.
On croise ainsi position topographique, pente, exposition et nature des couches géologiques. On définit à ce stade de premières unités de sol (association de facteurs pédologiques et topographiques) : c’est la base du plan d’échantillonnage.

Étape 2 : Prise de contact terrain et reconnaissance visuelle

Les cartes, aussi affinées soient-elles, ne dispensent jamais du terrain : la prospection débute sur place par une série de traversées pédestres systématiques, les yeux rivés sur les indices à peine perceptibles que la vigne et les paysages livrent à l’observateur averti.

  • Observation des horizons superficiels : couleur, structure des mottes, pédofaçies (croûtes, encroûtements, cailloux en surface, traces hydromorphes).
  • Lecture du couvert végétal : Les plantes indicatrices (moutarde sauvage, trèfle, chiendent, orties…) renseignent sur la texture, le pH, l’aération, ou l’apport en éléments fertilisants.
  • Analyse de la vigne elle-même : Hétérogénéités de croissance, vigueur, symptômes carenciels ou excès de vigueur, insuffisance de maturité, défauts localisés : la « physiognomie » des ceps est précieuse.
  • Localisation de micro-reliefs et ruptures : Empierrements, terrasses, modelés anthropiques, traces de ravinement.

La prospection visuelle permet d’ajuster, d’affiner la compréhension acquise sur carte, d’identifier des zones d’intérêt ou au contraire des secteurs homogènes à traiter en un seul profil.

Étape 3 : Ouverture de profils pédologiques et description fine des horizons

Cœur du travail : creuser la terre, littéralement. Un profil pédologique, c’est généralement une fosse de 1 à 1,50 m de profondeur sur 0,5 à 1 m de large, parfois plus en contexte argileux ou caillouteux. Vient alors le patient travail d’observation et de description, selon la méthodologie de la Fédération Française des Sciences du Sol (AFES) (AFES) et du Bureau des Sols de l’INRAE.

  • On distingue, décrit et mesure les horizons : parole du sol qui se livre en couches successives — humifère, lessivé, argileux, caillouteux, roche mère.
  • Pour chaque horizon :
    • Epaisseur
    • Couleur (charte Munsell)
    • Texture (analyse tactile, parfois grille sur site)
    • Structure (agrégats, porosité, compaction)
    • Teneur en cailloux, racines, traces biologiques (vers, galeries), tâches d’oxydo-réduction en contexte hydromorphe
    • Présence d’effets de migration ou d’accumulation (manganèse, fer, calcaire, argiles, carbonates, etc.)

Plus d’une cinquantaine de critères peuvent être notés selon les protocoles de l’INRAE et du réseau Sols de France. Chaque profil est géoréférencé précisément (souvent RTK GNSS), photographié et décrit sur fiche normalisée.

Étape 4 : Prélèvements et analyses en laboratoire

L’étape suivante, incontournable, consiste en des prélèvements d’échantillons d’horizon pour analyse physico-chimique et parfois minéralogique. Sont mesurés :

  • La granulométrie (proportion argiles, limons, sables), qui détermine la capacité de rétention d’eau, la facilité d’enracinement et le potentiel de compactage/déstructuration du sol.
  • Le taux de matière organique, indicateur de fertilité et de vitalité microbienne.
  • Le pH à l’eau et au KCl (acidité/acidité échangeuse), fondamentale pour la biodisponibilité des nutriments.
  • Le taux de calcaire total et actif : critique pour la compréhension des chloroses ferriques qui affectent tant de vignes bourguignonnes ou bordelaises.
  • Les taux principaux de cations échangeables (Ca, Mg, K, Na) et la Capacité d’Echange Cationique (CEC).
  • La teneur en phosphore assimilable (Olsen) et en oligo-éléments spécifiques.
  • Dans certains cas, analyses supplémentaires : étude du microbiome (séquençage ADN), taux de polluants ou métaux lourds (cadmium/cuivre), capacité de résistance à la sécheresse (courbe de succion).

Depuis peu, certaines prospections s’associent à des protocoles in situ : penétrométrie (résistance à la pénétration), capteurs d’humidité et tensiomètres, mesures de CO2 du sol (respiration microbienne), test de stabilité structurale (méthode « Vers de terre » ou Labile).

Étape 5 : Prospection géologique : lecture du substrat et interprétation structurale

En parallèle ou complément de la pédologie des horizons de surface, l’approche géologique s’attache à lire la mosaïque parfois complexe du substrat : natures des roches mères, alternances de couches, position par rapport à des lignes de faille ou chevauchement, altération ou dissolution, circulation d’eau souterraine.

  • Utilisation du marteau de géologue, parfois d’un carottier portatif pour atteindre une profondeur supérieure à celle des fosses pédologiques.
  • Identification des roches-mères : calcaires, marnes, argiles, sables, grès, schistes, granites, basaltes, selon couleur, dureté, effervescence à l’acide, structure, présence de fossiles ou d’inclusions, degré de fracturation.
  • Lecture des pendages et alternances : changements parfois très nets observés sur quelques mètres (phénomène fréquent en Bourgogne, Champagne, Loire…), essentiels pour la disponibilité hydrique.
  • Estimation de la profondeur du substrat affleurant vs. couvert d’altération ou d’apport alluvial/colluvionné.
  • Relevés stratigraphiques et échantillons pour analyses complémentaires (minéraux argileux, calcite/dolomite, argiles expansives).

Cette lecture permet de mieux expliquer certaines différences fondamentales entre parcelles proches, mais aussi d’anticiper des problèmes : acidité extrême, compaction, risques de glissement, vulnérabilité au stress hydrique.

Étape 6 : Interprétation, cartographie et restitution

Une fois toutes ces observations et résultats collectés, le travail d’interprétation commence : c’est l’art du pédologue et du géologue de faire parler l’ensemble du corpus d’observations, d’échantillons et d’analyses :

  • Élaboration d’une carte pédologique d’échelle micro-régionale ou parcellaire, intégrant profils, textures, réserves utiles, profondeurs d’enracinement, contraintes et atouts de chaque unité.
  • Modélisation 3D du sol et du sous-sol avec intégration des données LiDAR et SIG pour visualiser les ruptures de pente et les dispositions microtopographiques.
  • Intégration croisée avec données de vigne (parcelles, cépages, vigueur, rendement, maturité, etc.), imagerie NDVI (vigueur foliaire), cartes d’anomalies micro-climatiques.
  • Restitution auprès du vigneron ou du collectif : fiches de synthèse, cartes interactives sur supports web/SIG, explications circonstanciées et recommandations ciblées (drainage, fertilisation, enherbement, gestion de l’interrang, choix des porte-greffes, positionnement de replantations, etc.).

Dans la plupart des domaines français, cette phase de restitution est l’occasion d’un dialogue fructueux : là où la “science du sol” ne se contente pas de constater mais accompagne et fait évoluer la pratique agricole et œnologique.

L’analyse en contexte : pistes et limites, nouveaux outils

La prospection pédologique et géologique en viticulture française connaît actuellement un double renouveau. D’une part, la prise de conscience des risques liés au changement climatique (réserve utile, stockage d’eau, adaptation cépages/porte-greffes) pousse de nombreux domaines à investir dans la connaissance de leur sous-sol : selon l’IFV, près de 20 % des domaines d’appellations font réaliser un audit de sol lors de leurs plans de restructuration (IFV). D’autre part, l’introduction d’outils numériques (SIG, LiDAR, drones, piézomètres connectés) et de nouvelles approches biologiques (analyses ADN du sol) ouvrent des perspectives de caractérisation et de traçabilité à des échelles jamais atteintes.

Rappelons que la prospection sur le terrain n’est jamais une science figée : les sols évoluent sous l’action du climat, de la gestion du vignoble, des couverts végétaux, des pratiques mécaniques et même des pratiques œnologiques. Il n’est pas rare, à 10 ans d’intervalle, de décrire des horizons aux caractéristiques évoluées, notamment pour la structure et la biologie du sol.

En synthèse, la prospection pédologique et géologique en contexte viticole reste, au XXI siècle, une aventure humaine et scientifique, exigeante mais profondément passionnante, au service d’une meilleure compréhension—et d’une transmission sans simplification—de ce que la terre dit des vins.

Sources principales :

  • INRAE – Réseau Sols de France
  • BRGM InfoTerre
  • Fédération Française des Sciences du Sol (AFES)
  • Institut Français de la Vigne et du Vin (IFV)
  • Atlas des terroirs viticoles, Pédologie (J. Boulangeat/INRAE, 2021)

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