Lire le relief champenois : la topographie des coteaux au cœur des choix de cépages

03/11/2025

I. Les paysages champenois : une viticulture de reliefs

Contrairement aux idées reçues d’une Champagne uniforme et monotone, le vignoble s’épanouit sur une mosaïque de coteaux, de plateaux, de vallées et de plaines. Sa surface viticole avoisine aujourd’hui les 34 300 hectares (source : Comité Champagne), structurés en cinq grandes régions : la Montagne de Reims, la Vallée de la Marne, la Côte des Blancs, la Côte de Sézanne, et l’Aube.

  • Montagne de Reims : plateau ondulé culminant à 286 mètres, entrecoupé de versants boisés ou dégagés.
  • Vallée de la Marne : méandres encaissés, coteaux surplombant une rivière qui joue avec les brumes et l’humidité.
  • Côte des Blancs et Côte de Sézanne : successions de collines crayeuses exposées au levant ou au midi.
  • Aube (Bar-sur-Aube, Bar-sur-Seine) : vallées sinueuses, reliefs marneux ou calcaires, forte influence bourguignonne.

La topographie y façonne microclimats, ensoleillement et régimes hydriques, éléments matriciels dans le choix des cépages. Ce découpage n’est donc pas arbitraire mais une véritable lecture hydrogéomorphologique du territoire (voir "Terroirs et coteaux de Champagne", Philippe Pellerin, Presses Universitaires de Reims, 2019).

II. Comprendre l’effet coteau : exposition, pente et microclimat

Sur les cartes, le vignoble apparaît comme une constellation de points, strictement alignés le long des versants. Cet ancrage sur les pentes s’explique par trois facteurs principaux :

  1. L’exposition au soleil : L’orientation sud, sud-est ou est maximise l’ensoleillement et permet un meilleur mûrissement dans un climat septentrional.
  2. La pente : Elle favorise le drainage des excès d’eau, primordial sur les terres crayeuses ou argilo-marneuses.
  3. La ventilation et la protection contre le gel : Les coteaux protègent, par leur élévation, des brouillards givrants des fonds de vallée.

En Champagne, où la moyenne annuelle de température oscille autour de 10,5°C (Données Météo France, 1991-2020), chaque avantage microclimatique est vital. Ainsi, 95% des surfaces plantées se concentrent entre 90 et 290 mètres d’altitude avec des pentes généralement comprises entre 5% et 15% (source : Étude Coteaux, Maisons et Caves de Champagne – UNESCO, 2015).

III. Les trois cépages : géographie et préférences topographiques

La mosaïque champenoise repose sur trois piliers cépages :

  • Pinot Noir : 38% de l’encépagement
  • Pinot Meunier : 32%
  • Chardonnay : 30%

(Chiffres 2022, champagne.fr)

Pinot Noir : l’enfant de la Montagne

Le Pinot noir exige à la fois chaleur et maturité, d'où sa prédilection pour les sols bien drainés des coteaux pentus de la Montagne de Reims et de l’Aube. Il exprime mieux sa finesse sur les flancs exposés sud-est ou sud, entre 120 et 200 mètres, protégés des vent du nord, sur des substrats calcaires ou à forte compacité argileuse.

  • Sur les villages Grand Cru tels que Verzenay ou Ambonnay, on trouve des pentes jusqu’à 18% : c’est sur ces inclinaisons que le Pinot noir concentre ses plus grandes parcelles (source : Atlas du vignoble de Champagne, IGN 2018).
  • En Aube, l’encépagement Pinot noir dépasse 80% dans la Côte des Bar, sur des pentes souvent plus douces (5% à 10%) mais bien exposées, profitant d’une latitude plus basse et d’influences bourguignonnes.

Pinot Meunier : la vigne des coteaux intermédiaires et fonds de vallon

Contrairement au Pinot noir, le Pinot meunier s’accommode des expositions plus fraîches, des versants nord ou ouest, et même des parcelles moins pentues sur fonds de vallée. Son succès de la Vallée de la Marne s’explique par :

  • Son débourrement tardif, le protégeant du gel de printemps (un atout dans les bas de vallée).
  • Sa résistance aux sols humides ou argileux, fréquents sur les terrasses marneuses et les plateaux situés entre 100 et 170 mètres.
  • Une tolérance aux microclimats frais ou brumeux (Épernay, Cumières).

Dans la Marne, le Pinot meunier constitue près de 60% de l’encépagement local, occupant jusqu’aux fonds encaissés où les risques d’humidité sont maximisés (Comité Champagne, 2022).

Chardonnay : le roi des crêtes crayeuses

Sur les longues ondulations orientées Est de la Côte des Blancs et de la Côte de Sézanne, le Chardonnay trouve son royaume sur les crêtes crayeuses. Préférant la lumière matinale, il décline rarement les pentes franches (jusqu’à 12%) mais s’ancre entre 140 et 180 mètres d’altitude. Ses exigences ? Un drainage absolu, une faible réserve hydrique et peu de rétention froide.

  • La finesse du Chardonnay s’exprime sur les expositions sud-est, dans des villages comme Le Mesnil-sur-Oger ou Avize.
  • Sa faible tolérance au gel l’éloigne des fonds de vallée et le pousse vers les pentes bien ventilées.

Dans la Côte des Blancs, le Chardonnay dépasse 95% de l’encépagement (Source : Dossier Terroirs, Vignerons Indépendants de Champagne, 2020).

IV. Cartographie de la répartition : ce que disent les cartes et les satellites

Approcher la question avec un Système d’Information Géographique (SIG), c’est révéler les relations fines entre parcellaire et topographie. Les études par télédétection (satellite Sentinel ou Lidar IGN) montrent un phénomène net :

  • Le Pinot noir est statistiquement implanté sur des pentes plus marquées, à proximité des crêtes ou des rebords de plateau.
  • Le Pinot meunier occupe des pentes plus faibles, souvent inférieures à 7%, dominant les fonds de vallée ou les terrasses intermédiaires.
  • Le Chardonnay reste fidèle aux versants exposés est/sud-est des coteaux crayeux, avec une préférence pour les altitudes médianes.

Dans la Vallée de la Marne, une étude du 1er Atlas du paysage de Champagne (INRAE/Landscape Institute, 2017) a mis en évidence une corrélation géostatistique entre l’orientation des pentes et l’implantation des cépages sur 2000 hectares testés :

  • Sur pentes ≥ 10% orientées sud/sud-est : 82% Pinot noir, 13% Chardonnay, 5% Pinot meunier
  • Sur pentes 2%-8% avec sols lourds/marneux : 71% Pinot meunier, 19% Pinot noir, 10% Chardonnay
  • Sur pentes 6%-12% en plateau crayeux : 87% Chardonnay, 9% Pinot noir, 4% Pinot meunier

Ainsi, la carte dessine un patchwork où chaque cépage épouse la logique du relief, du sol et du microclimat.

V. Le vignoble, un système dynamique : évolution des implantations et adaptation au changement climatique

Si la topographie imprime la première structure, la répartition actuelle des cépages a aussi évolué sous l’effet de l’histoire et de la modernité. À la fin du XIXe siècle, avant le phylloxera, la répartition était bien différente : le Pinot noir dominait déjà la Montagne de Reims mais le Pinot meunier couvrait jusqu'à 50% du vignoble total (source : Archives du Comité Champagne, 1898). La guerre, le phylloxera, et la sélection clonale ont depuis affiné le zonage.

Aujourd’hui, le changement climatique rebat certaines cartes. L’augmentation de la température moyenne (hausse de +1,1°C depuis 1961 à Épernay, Météo France) pousse les vignerons à explorer des expositions moins solaires et des pentes autrefois dédaignées, par exemple :

  • L’introduction de Chardonnay sur des flancs autrefois réservés au Pinot meunier.
  • La replantation de cépages plus précoces sur des altitudes plus élevées pour limiter la surmaturation.
  • La modification des bases de l’Appellation pour autoriser sur certaines micro-parcelles le recours à d’autres cépages encore en expérimentation souterraine.

À terme, la topographie des coteaux continuera de façonner la mosaïque ampélographique, mais la carte vivante du vignoble s’adaptera aux nouvelles contraintes, réaffectant parfois les versants, modifiant les équilibres établis à la faveur d’un climat en mutation.

Pour naviguer dans les terroirs champenois : où lire le paysage ?

La Champagne n’offre jamais tout à fait la même lecture. Depuis la butte de Saran jusqu’au creux d’Hautvillers, le chemin des crêtes dit la lumière ; dans le brouillard de la Marne, sur ces pentes où le Meunier est roi, le sol retient une mémoire d’humidité ; sur les blancs coteaux d’Avize, le ressaut crayeux porte la finesse solaire du Chardonnay. Lire la Champagne, c’est accepter cette pluralité, où la topographie fait parler le sol, et où le choix du cépage devient la trace assumée d’un dialogue millénaire entre le vigneron et la terre.

La géographie reste vivante : l’œil du cartographe croise celui de l’ampélographe pour décoder une partition où chaque pente, chaque courbe de niveau, chaque versant, compose encore et toujours la symphonie du terroir champenois.

Sources principales : Comité Champagne, L’Atlas du vignoble de Champagne (IGN, éd. 2018), Philippe Pellerin « Terroirs et coteaux de Champagne », Météo France, 1er Atlas du paysage de Champagne (INRAE/Landscape Institute, 2017).

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