Chautagne : Lecture cartographique et pédologique d’un vignoble entre lacs et montagnes

19/06/2025

Introduction : L’évidence invisible des sols de Chautagne

Au nord de la Savoie, dans cette trouée lumineuse entre le lac du Bourget et le Rhône, prospère un vignoble dont le nom – Chautagne – résonne chez les amateurs pour la singularité de ses vins, l’ampleur de ses paysages, et la discrétion de son terroir. Pourtant, loin des fastes de certains crus médiatisés, Chautagne est un terrain d’exploration : celui d’une confluence entre histoire glaciaire, mosaïque pédologique, et géographie aux influences doubles, alpine et sublacustre. Plonger dans les sols de Chautagne, c’est lire à livre ouvert les héritages du Quaternaire, les résistances alluviales du Rhône, et les traces laissées par la viticulture savoyarde au fil des siècles.

Le cadre géographique : comprendre la Chautagne par les cartes

Située au nord du département de la Savoie, la Chautagne s’étire sur une trentaine de kilomètres, entre la rive gauche du Rhône et la pointe nord du lac du Bourget. Le vignoble chautagnard s’insère sur le versant ouest du Grand Colombier et sur le cône de déjection constitué par les matériaux arrachés aux Alpes au fil des glaciations. À l’ouest, la plaine alluviale ; à l’est, de puissantes pentes calcaires. Cette position singulière conditionne une grande diversité pédologique, que la carte révèle : on y lit la juxtaposition entre terrasses fluvio-glaciaires, limons récents, et pentes caillouteuses.

Histoire géologique et formation des sols

Pour saisir la nature des sols de Chautagne, il est essentiel de retourner quelques dizaines de milliers d’années en arrière, à l’époque où les glaciers occupaient le sillon alpin. Le retrait glaciaire a laissé une dépression vite comblée par des dépôts morainiques, des alluvions rhodaniennes, et d’épaisses couches d’argiles lacustres. Aujourd’hui, on peut identifier trois grandes entités pédologiques :

  • Les cônes de déjection et terrasses caillouteuses : formées principalement par l’érosion fluvioglaciaire, elles structurent la bordure orientale du terroir.
  • La plaine alluviale du Rhône : dominée par des sols jeunes et profonds, assez hétérogènes mais peu calcaires.
  • Les versants marneux et calcaires : ils bordent parfois le vignoble, apportant drainage et aération à la parcelle, bien que peu nombreux en Chautagne.

Ces dynamiques sédimentaires, héritées de la dernière glaciation würmienne, expliquent la prépondérance des sols à texture grossière mélangée (graviers, cailloux, sable) dans les secteurs de vigne, et la rareté des terres argileuses, qui se concentrent dans la zone la plus proche du lac et des marais.

Les grandes familles de sols du vignoble chautagnard

La lecture pédologique permet d’identifier plusieurs types de sols, chacun apportant sa signature au profil botanique, hydrique et thermique des vignes. Parmi les sols dominants :

  • Sols caillouteux de terrasse, issus de la décomposition des moraines et des apports torrentialiels. Leur structure est loam-sableuse à limono-graveleuse, avec des galets arrondis, riches en quartz et en micas. Drains naturels, ces sols offrent :
    • Un réchauffement printanier rapide, propice à une précocité relative
    • Un enracinement profond, mais parfois limité par des horizons compacts (B horizons parfois pseudo-gleyifiés)
    • Une capacité de réserve hydrique moyenne à faible
  • Sols limoneux à argilo-limoneux : présents dans les anciennes dépressions, parfois en bordure du Rhône ou de ses bras morts, ils présentent une structure plus fine, un horizon humifère prononcé, et une certaine acidité liée à la mobilisation du fer. Ils montrent :
    • Une bonne fertilité naturelle, mais un risque de compaction en cas d’excès d’eau
    • Une vigueur végétative supérieure, nécessitant une maîtrise de rendement
    • Des épisodes de ressuyage longs au printemps
  • Sols bruns calcaires ou marno-calcaires : plus marginaux, on les trouve sur les aplombs ou replats anciens, là où le calcaire jurassique affleure encore. Ce sont :
    • Des sols bien drainés, pauvres en matière organique
    • Forts en cailloutis, limitant la vigueur et favorisant la concentration des baies

L’impact du sol sur la vigne : climat, hydrologie, et enracinement

En Chautagne, la diversité des sols commande à la fois la réponse de la vigne au stress hydrique (très marquée les années sèches) et le développement aromatique des cépages. Un des marqueurs locaux : la dominance des alluvions et graviers favorise des équilibres “solaires”, c’est-à-dire une précocité et une maturité rapides, avec des réserves hydriques limitées, compensées par l’effet régulateur du Lac du Bourget tout proche. Plusieurs études, notamment celles de l’INRA d’Angers et de l’Université Savoie-Mont-Blanc (réf. : Grelet et coll., 2017), rappellent que la capacité de maintien de l’humidité des sols chautagnards est comprise entre 80 et 150 mm au mètre, ce qui demeure modeste (à comparer à la moyenne nationale > 180 mm/m).

Dans les secteurs à grave fine et sables moyens, la profondeur utile atteint fréquemment 60 à 100 cm grâce à la déstructuration graveleuse : cela permets aux ceps d’enraciner plus en profondeur que sur argile pure, évitant ainsi le stress hydrique sévère. Sur les sols argilo-limoneux, la rétention d’eau est meilleure mais la vigne montre plus facilement des risques de chlorose si le lessivage est important et si l’encépagement n’est pas adapté.

Signature des sols sur les vins et le patrimoine végétal

La spécificité pédologique de Chautagne se reflète dans le choix des cépages : trois dominent – Gamay noir à jus blanc, Pinot noir, et Mondeuse noire (source : Comité Interprofessionnel des Vins de Savoie). Mais la lecture des sols éclaire la préférence régionale pour le Gamay sur graviers et terrasses, là où l’enracinement profond favorise l’équilibre hydrique et la maîtrise de vigueur. La Mondeuse, cépage patrimonial savoyard, s’exprime quant à elle sur les zones les plus maigres et les plus “caillouteuses”, où sa rusticité lui permet de conserver acidité et structure, malgré des étés parfois caniculaires.

Famille de sol Cépage adapté Impact sensoriel sur le vin
Sols graveleux et caillouteux (terrasses) Gamay, Pinot noir Fruité, souplesse, finesse, bonne fraîcheur
Sols marno-calcaires Mondeuse, Pinot noir Structure tannique, expression épicée, minéralité
Sols limono-argileux Altesse, Gamay Ampleur, rondeur, aromatique plus expressive

La Grande Chautagne s’est aussi illustrée historiquement par la plantation de cépages plus rares, aujourd’hui marginalisés (Persan, Joubertin, Jacquère), qui témoignaient d’une réelle adaptation à la diversité pédologique de la région (voir Travail de J.-F. Garmier dans “La Savoie viticole”).

Particularités locales, singularités et enjeux actuels

  • Le microclimat lacustre : la proximité du Bourget amortit les écarts thermiques et favorise la conservation d’une humidité nocturne, même en été — soulignant l’importance de la circulation d’air, distincte de celle d’autres terroirs savoyards plus enclavés.
  • Le risque d’hydromorphie : dans certains bas-fonds, la nappe phréatique affleure parfois à moins de 50 cm de la surface après les crues du Rhône ; ces secteurs exigent un drainage soigné et sont classés en zone de faible potentiel qualitatif pour la viticulture (voir cartographie pédologique Savoie, Sols de Savoie, S. Bossennec et coll., INRA 2003).
  • L’hétérogénéité intraparcellaires : en raison de la complexité glaciaire et fluviale, une même parcelle de vigne à Chautagne peut combiner deux ou trois types de sols à seulement quelques mètres d’intervalle, imposant une gestion fine du vignoble (zonage parcellaire, adaptation du porte-greffe, modulation de l’irrigation).
  • Le changement climatique : la faible capacité de réserve en eau d’une majorité de sols (graveleux et caillouteux) pose la question de la résilience de la vigne d’ici 2050, obligeant déjà quelques domaines à expérimenter de nouveaux porte-greffes plus tolérants à la sécheresse (110 Richter, 41B).

Regard prospectif : entre tradition et adaptation

Le terroir de Chautagne incarne la puissance d’un dialogue millénaire entre la terre, l’eau et la vigne. Les sols, plus qu’ailleurs, y sont des partitions mouvantes : héritiers des âges glaciaires, ils racontent la longue patience des alluvions et l’intelligence viticole des hommes, qui ont su composer avec leur extrême hétérogénéité. Aujourd’hui, la cartographie pédologique de Chautagne s’affirme comme un outil précieux d’adaptation face aux défis contemporains : compréhension du drainage, gestion des stress hydriques, choix de l’encépagement et des méthodes culturales.

En invitant à une lecture attentive du sol — dans sa matérialité, sa mémoire, et son potentiel — la Chautagne rappelle combien la richesse d’un terroir ne se limite pas à son exposition ou à sa renommée, mais plonge d’abord ses racines dans la complexité du sous-sol.

  • INRA d’Angers et Université de Savoie-Mont-Blanc : Grelet et al., 2017, Étude des sols du vignoble savoyard
  • Comité Interprofessionnel des Vins de Savoie : www.vins-savoie.com
  • Bossennec, S. et al., Sols de Savoie, synthèse pédologique, INRA, 2003
  • Garmier, J.-F., La Savoie viticole, éd. La Fontaine de Siloë, 2008

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